Le 10 février 2021, s’est tenu un Atelier de droit fiscal consacré au numérique et à l’innovation. Cet événement, organisé par Mme Marine Michineau, en partenariat avec le CEDCACE et le Master 2 Analyse et pratique du droit des affaires, s’est déroulé en ligne. S’inscrivant dans une perspective interdisciplinaire, l’atelier a réuni M. Sébastien Raymond (co-directeur du parcours Droit du numérique), M. Denys-Sacha Robin (internationaliste) ainsi que Mme Michineau et M. Le Noach (fiscalistes).

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Partant du constat que la taxation des GAFA et la gouvernance internationale du numérique sont deux problématiques intriquées, l’intervention de Denys-Sacha Robin était articulée autour de trois points, allant du plus technique au plus général. En premier lieu, il s’est agi d’expliciter les raisons pour lesquelles le développement des activités numériques génère un phénomène dit « d’érosion de la base d’imposition ». La raison principale réside dans l’obsolescence des règles fiscales internationales classiques. Ces règles permettent en principe à chaque État d’imposer les bénéfices des sociétés résidentes (c’est le critère du siège social) ou, à défaut, des non-résidentes ayant un « établissement stable » sur leur territoire.

Cependant, l’établissement stable s’identifie au moyen de facteurs non mobiles (des actifs corporels et de la main d’œuvre). S’agissant des activités numériques, il en résulte donc une dissociation du lieu d’établissement des entreprises numériques (là où elles produisent un service) et du lieu d’utilisation ou de consommation de leurs services par les utilisateurs (situés partout dans le monde), rendant difficile la localisation de la valeur économique créée censée être soumise à l’impôt sur les bénéfices. En deuxième lieu, les réactions institutionnelles et normatives en vue d’une taxation des GAFA ont été présentées. En la matière, au-delà des initiatives unilatérales de certains États, tout ou presque se passe à l’OCDE, mandatée par le G20 depuis 2012 afin d’élaborer des recommandations et standards techniques permettant de lutter contre l’optimisation fiscale et l’érosion de la base d’imposition, notamment dans le domaine des activités numériques. Depuis 2019, l’OCDE tente de parvenir à un accord mondial sur la taxation des GAFA qui aurait la particularité de faire évoluer les règles internationales en y intégrant un critère de « présence numérique significative » de certaines entreprises sur un territoire donné.

L’objectif est de dépasser le critère classique de l’établissement stable et que chaque État puisse taxer la valeur que les activités numériques génèrent localement. Toutefois, les négociations apparaissent bloquées dans l’attente d’un retour des États-Unis et d’un positionnement clair de la nouvelle administration dirigée par le Président Joe Biden. En dernier lieu, les travaux de l’ONU sur la gouvernance internationale du numérique ont été évoqués. Il a néanmoins été souligné que le volet fiscal faisait l’objet d’un renvoi fréquent vers les travaux de l’OCDE, pris comme modèles de référence. À côté des rapports et recommandations détaillés de l’OCDE, force est en effet de constater que la gouvernance mondiale du numérique et les travaux des institutions internationales sur le sujet apparaissent embryonnaires.

L’intervention de Mme Marine Michineau a pris comme postulat l’importance de l’innovation pour assurer la compétitivité des entreprises, dans une économie fortement concurrentielle et internationalisée. Or, s’il est bien établi que l’innovation se trouve au carrefour de plusieurs domaines – au premier rang desquels se placent la recherche, l’entrepreneuriat et l’industrie – il s’est agi d’apprécier l’influence de la fiscalité dans cette composante. Le marché incite les entreprises à innover pour rester compétitive, mais quel est le rôle des pouvoirs publics dans cette finalité ? La fiscalité est-elle à même de permettre aux entreprises de surmonter les obstacles à l’innovation et en particulier son coût ?

Pour répondre à ces questions, la fiscalité de l’innovation a été présentée sous ses deux dimensions : l’innovation comme réponse à la fiscalité (aspect contraignant, illustré par le développement d’une « fiscalité comportementale ») et la fiscalité comme levier de l’innovation (à travers les incitants fiscaux : crédit d’impôt recherche, régime des brevets…).

L’enjeu est on ne peut plus d’actualité. Les crises économiques ont mis et continuent de mettre en cause les possibilités d’investissement des entreprises, alors même que l’innovation est une condition de leur survie. Dans ce contexte, la décision de concentrer des forces vers l’activité d’innovation cède le pas devant les impératifs de la survie immédiate de l’entreprise. Il apparaît ainsi que, plus encore en période de crise, l’intervention des pouvoirs publics doit pouvoir aider les entreprises à supporter le fardeau de l’innovation. La crise que nous traversons ne manquera pas de soulever de telles difficultés et d’illustrer à nouveau ce paradoxe. Reste à savoir si nous parviendrons à relever ce défi.

Enfin, l’intervention de Gauthier Le Noach a permis d’illustrer, à travers l’étude de la fiscalité des brevets, l’articulation des deux problématiques de l’Atelier : incitation fiscale en faveur de l’innovation et lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscale. Force a été de constater que cette articulation a conduit à l’instauration d’un régime fiscal des brevets d’une grande complexité, ce qui ne doit pas surprendre au regard de la difficulté à trouver un point d’équilibre entre ces deux objectifs. Au stade de la création du brevet, ce sont les définitions restrictives des recherches et des dépenses externalisées éligibles, notamment celles auprès de filiales étrangères, qui traduisent la volonté des pouvoirs publics d’éviter tout abus dans l’obtention du crédit d’impôt recherche (CIR), dont il faut rappeler qu’il permet une prise en charge des dépenses de recherche par l’Etat à hauteur de 30 % de leur montant, ce qui représente une dépense annuelle fiscale de près de 6 milliards.

Au stade de son exploitation, le nouveau traitement fiscal de faveur des produits provenant de la cession ou de la concession de brevets, issu de la loi de finances pour 2019, cherche également à favoriser l’innovation, en imposant ces produits à un taux unique de 10 %, tout en luttant contre l’évasion fiscale. Cette dernière est assurée par l’approche du lien (approche dite nexus), préconisée par l’OCDE dans le cadre du projet BEPS (base erosion and profit shifting), laquelle vise à faire dépendre les avantages fiscaux de l’importance des dépenses de recherche et développement effectivement supportées par l’entreprise bénéficiaire.

En définitive, même si la conciliation des objectifs d’innovation et de lutte contre l’évasion fiscale est satisfaisante, la complexité des régimes de faveur tend à réserver leur accès aux seules entreprises capables de suivre les méandres de la législation fiscale.

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